VOULEZ-VOUS POLE DANSER AVEC MOI , CE SOIR ?

Ce matin, c’est le drame. Impression qu’un bulldozer m’est passé dessus. Pour être aussi mal en point, c’est certain : j’ai chopé le Covid. Les bars viennent juste de réouvrir. Et moi, bien entendu, alors que tout le monde va retrouver un semblant de liberté, je vais me retrouver alitée avec ce putain de Covid. C’est comme à la guerre, tiens ! Qu’est-ce qu’il y a de plus con que de mourir le premier ? Bah mourir le dernier. Voilà c’est ça qui m’arrive, je vais mourir la dernière. Je vérifie : j’ai encore le goût et l’odorat. Bon. Pas de fièvre. Bon. État fébrile sans fièvre. Bon. Mais cette douleur dans les jambes, et dans le dos. Oh putain dans les bras aussi ! Je ne suis même pas sûre d’avoir la force de me transporter jusqu’à l’hôpital. Et mon fils ? Comment je vais faire avec mon fils ? Pourvu qu’il ne soit pas contaminé. Si ça se trouve c’est lui qui me l’a refilé. Depuis le temps que je lui demande d’arrêter de lécher les poignées de portes ! Faut absolument que je prévienne ma mère avant de me retrouver intubée. Parce que, c’est certain, je vais me retrouver intubée. Je déplie difficilement mon bras pour tenter d’atteindre mon téléphone portable.

Ma mère d’abord, les pompiers après.

Et puis éclair de génie au milieu du sombre pronostic : j’ai fait une heure de pole dance hier après-midi. Une heure. J’ai, ce qu’on appelle communément, des courbatures. Suite à ma première heure de pole dance. 

Je me félicite d’avoir attendu pour informer ma mère de ma mort imminente et je me rallonge dans un râle post-apocalyptique.

Alors, quand j’annonce que je fais de la pole dance, la première réaction de la personne en face, dans cent pour cent des cas, après évidemment s’être exclamé : « la pole c’est le truc de putes dans les bars à strip-tease, c’est ça ? », c’est donc de s’exclamer en second : « Putain mais c’est physique ça ! » Voilà, c’est ça. C’est surtout physique en fait.

Pour celles et ceux qui ne connaissent pas la pole, ce sont des danseurs et des danseuses qui s’emmêlent et se démêlent autour d’une barre verticale. Quand ce sont les hommes qui pratiquent, on appelle plutôt ça du « mat chinois » et ces messieurs sont qualifiés d’athlètes. Quand ce sont des femmes qui pratiquent on appelle plutôt ça de la pole dance et ces dames sont qualifiées de traînées. Et moi après une heure de pole dance je me qualifie plutôt d’épave.

Cela dit, je ne sais pas ce que je m’imaginais, parce que, lors des cours collectifs de cuisses-abdos-fessiers (CAF pour les intimes) au moment des étirements, quand tout le monde est assis les pattes écartées, le buste penché en avant, le front sur le sol et les deux mains sur les chevilles, moi je suis celle au fond à gauche de la salle qui est restée en angle droit, un rictus de douleur sur le visage, en agitant ses petits bras potelés à un bon mètre de distance de ses orteils rondelets.

Mais un jour, je me suis dit : « Tiens, étant donné que je viens de péter mon record de gainage en tenant la position de la planche presque sept secondes, je suis prête à m’inscrire à la pole. » En temps normal j’ai la chance de ne pas être seule dans ma tête, et mes voix et moi-même ne ratons jamais une occasion d’avoir un débat houleux, sur toute sorte de sujets. Mais cette fois-ci, je pense que les voix dans ma tête ont été en état de sidération à l’annonce de la nouvelle. C’est la raison pour laquelle aucune d’entre elles ne s’est récrié : « T’es sérieuse, là ? Non, va plutôt t’acheter un pain au chocolat ! » Ce qui est, en général, la phrase qui met toutes mes voix d’accord entre elles. Toutes mes voix sauf la gasconne, qui, elle, a une préférence pour la chocolatine mais c’est un autre débat. Mais là, rien ! J’aurais dû me méfier ! J’ai donc été en mesure de débourser sereinement une somme aussi rondelette que mes orteils pour une inscription à la pole sans avoir la moindre idée de ce qui m’attendait !

Parce que la pole c’est tout un univers quand même ! Il faut imaginer que tu te retrouves dans une salle avec une dizaine de minettes en petite tenue. Pas pour le plaisir d’être en petite tenue mais parce que la peau doit accrocher à la barre pour éviter de glisser brutalement et de se retrouver avec un trauma crânien.

Avec les miroirs sur chaque mur t’as plutôt l’impression d’être entourée de quarante minettes à moitié à poil. Ambiance boîte de nuit. Mais de jour ! 

Mais c’est surtout ambiance tu n’échapperas pas à ton reflet ! Si tu as pour habitude de camoufler ton ventre maltraité par le sucre, le gras ou la grossesse ou les trois (!) sous des vêtements amples. Si tu ne te mets jamais en maillot deux pièces car tu détestes qu’on puisse voir tes côtes saillantes. Ou si tu éteins systématiquement la lumière quand tu te déshabilles avant de faire l’amour parce que tu ne veux pas offrir ton corps dénudé aux yeux de ton ou ta partenaire, la pole ne te laissera pas d’autres choix que te cesser de te cacher à tes propres yeux.

Et quand tu débarques des vestiaires, tout bourrelet dehors, la première chose que tu fais c’est de jeter un rapide coup d’œil autour de toi pour t’assurer que tu n’es pas la plus grosse. Shame on you ! Si, tu verras quand tu feras de la pole, le premier jour, tu le feras aussi ! Mais tu ne l’avoueras pas c’est tout ! Oui parce que si tu as choisi la pole c’est aussi pour être à peu près certaine de te retrouver entre gonzesses, pour ne plus avoir à subir le regard lubrique du prédateur mâle au moindre bout de sein dévoilé. Ni le regard inquisiteur de la femelle à la vue d’une jupe un peu courte. Femelle ayant tellement intégré les codes du patriarcat qu’elle est capable de nier l’existence même du patriarcat.

Mais moi, animée par ce désir impérieux de sororité, moi qui brandis l’étendard féministe à chaque propos sexiste et à chaque inégalité de genre. Moi qui hurle au « boys club » à chaque rassemblement de plus de deux hommes blancs cisgenres, hétérosexuels de plus de quarante-cinq ans en costard cravate sur le trottoir. Moi, le premier truc que je fais, fraîchement débarquée dans une sorte de « girls club », un endroit où je suis à priori en sécurité, le premier truc que je fais donc, c’est de scruter les autres nanas pour vérifier que je ne suis pas la plus grosse. Et me sentir soulagée de n’être effectivement pas la plus grosse. 

What the Fuck ? Qui a ancré en moi ce comportement aberrant ? 

Qu’est-ce que le poids vient faire dans cette histoire ? 

Qu’est-ce que la comparaison vient faire dans cette histoire ?

Et je juge les autres comme je me juge, moi, devant la glace. Et je me juge, moi, comme les hommes jugent le corps des femmes dans notre société. On la connait l’histoire. Et par cœur en plus : il faut être jeune évidemment, fine mais avoir des formes là où il faut, grande mais pas girafe, blonde c’est mieux mais platine c’est carrément bandant, souriante mais discrète, mais pas effacée non plus. Si t’es vierge c’est mieux mais pas coincée pour autant, si t’es mère c’est respectable mais tu es priée de ne pas en garder les stigmates dans ton corps… 

Enfin bref, même si je sais tout ça, de façon tout à fait archaïque, ma première réaction quand je suis entourée de femmes c’est de vérifier que je ne serais pas celle qui plaira le moins. Ma première réaction est donc la compétition et non la sororité. 

Est-ce que je suis biologiquement programmée pour systématiquement me mettre en compétition avec les autres femmes ? Ce bon vieux Darwin nous dirait que oui, que ça s’appelle la « compétition intrasexuelle » ou la course à la reproduction si vous préférez. C’est une sorte de jeu de chaises musicales mais à la place des chaises tu mets des hommes et celle qui ne s’est pas jetée sur la première chaise venue quand sonne les vingt-cinq ans, prend le risque de finir debout dans un coin et vieille fille pendant que les autres s’amusent. Et ça, aux yeux du monde c’est vraiment la catastrophe ! C’est vrai ça : qu’y a-t-il de pire que de rester belle et fraîche grâce à des nuits AVEC sommeil, de conserver un corps ferme et non zébré de vergetures, d’enfiler des vêtements qui ne sentent pas le vomi et de partir en week-end sur un coup de tête ? Vraiment je ne vois pas ! Vieille fille ? Baaaaaah ! Quelle horreur !! 

Et si cette compétition était plutôt la résultante d’une construction sociale ? Datant de l’époque où l’avenir, voire la survie des femmes, dépendait de leur capacité à se marier ? Je parle ici d’un temps où trouver un mari, semblait être l’unique possibilité pour les femmes de s’assurer un statut social et financier. Pour ne pas terminer accusée de sorcellerie et brûlée sur le bûcher. Ce qui, avouons-le, n’est pas rigolo-rigolo… Et même s’il fallait se taper un vieil édenté qui sentait la pisse, ça paraissait sans doute toujours plus joyeux que le bûcher. 

Mais alors qu’aujourd’hui les femmes ont le doit de vote, le droit d’ouvrir un compte en banque et de travailler sans l’autorisation de leur mari, le droit d’occuper l’espace public sans se sentir en danger (non, j’déconne ! Faut pas exagérer !!) pourquoi continuer cette stérile compétition ? L’effet d’inertie sans doute. Mais je repose la question que j’ai déjà posée dans cet article : à qui profite le crime ? Et fidèle à mes convictions je vais donner la même réponse : c’est le patriarcat le grand gagnant de l’histoire ! 

C’est donc avec un certain dégoût de mon comportement que je lève le regard vers la prof de pole dance. Oui parce que c’est de pole dance dont je voulais parler. Je lève donc le regard vers la prof. Prof qui répond au doux prénom d’Irina et qui est trois fois moins couverte que moi. Alors que je pensais déjà être vêtue du minimum. Elle est magnifiquement tatouée des pieds à la tête. Toi tu fais ça à ton corps t’aurais l’air d’une vieille camionneuse du fin fond du Texas qui sort de dix ans de tôle pour avoir égorgé sa belle-mère le soir de Noël… Mais sur Irina, ça donne envie de lécher les dessins ! 

Mais stop ! On a dit qu’on arrêtait de se comparer ! 

Elle s’exprime dans un français teinté d’accent ukrainien, et virevolte avec une telle puissance érotique que même la barre doit être toute émoustillée. Un émoustillement de barre en acier évidemment mais un émoustillement quand même ! Son aisance te fait penser immédiatement que ça ne doit pas être si terrible d’enchaîner deux-trois figures avec un peu d’entraînement. Jusqu’au moment où tu dois juste t’accrocher à la barre et soulever ton corps de quelques centimètres du sol. C’est le moment où tu te demandes quel est l’enfant de salaud qui s’est amusé à mettre de la glue sous tes pieds pour t’empêcher de décoller. Tu te concentres pour tenter de monter en force sur la barre. Tu sens que tu frôles la déchirure musculaire du triceps. À moins que ce soit le ligament croisé de l’épaule qui soit sur le point de lâcher. D’ailleurs tu te demandes immédiatement si les ligaments croisés c’est à l’épaule… Ce qui te permet de ne pas t’apercevoir que celles que tu as cataloguées « plus grosses que toi », ont déjà le chignon qui frôle le plafond depuis un bon moment. Bien fait pour toi. 

Au bout de quinze minutes, tu ne comprends plus rien au fonctionnement de ton corps. Tu entends Irina te dire en roulant gracieusement les rrrr… D’ailleurs tout est gracieux chez elle. Je suis certaine que quand elle fait caca, c’est gracieux. Elle ne pousse pas, elle, non. Elle fait ça avec grâce. En équilibre sur une main au-dessus de la cuvette, toujours les pointes de pieds tendus et le port de tête altier ! Même sa crotte, quand elle sort, doit tendre ses petits bras gracieux de crotte au-dessus de son adorable petite tête de crotte et s’élancer de ses fesses dans un splendide triple saut périlleux arrière carpé, suivi d’une élégante double vrille avant de fendre l’eau dans une verticalité parfaite, sans un bruit ni une éclaboussure et de s’élancer dans les canalisations sans qu’elle ait besoin de tirer la chasse. 

Mais je m’égare, et, disais-je, tu entends donc Irina te dirrrrrre  : « Non la jambe intérieure devant. Non, intérieure ! La jambe intérieure ! Voilà celle-là. Devant. Non devant ! Voilà. Le bras droit au dessus. Droit. Le bras droit… » Et quand enfin tu as compris, elle ajoute : « Voilà tu es bien là, maintenant le mouvement doit partir du bassin ». Et toi, dans un élan désespéré, tu balances avec force ta tête en avant de manière à ce que ton front viennent cogner violemment dans la barre… 

Consternation. 

« Il est là ton bassin ? » « Euh… non ! »

Je comprends vite que le but de la pole dans un premier temps ce n’est pas d’être gracieuse. Non. C’est d’éviter l’accident. Gracieuse, on verra ça en 2054. Objectif à court terme : ne pas se tuer.  

Irina est partie s’occuper de quelqu’un d’autre. Je la comprends, j’aurais fait pareil à sa place ! Ce quelqu’un d’autre monte avec légèreté et effectue une très belle figure nommé « crucifix ». Je trouve cela délicieusement blasphématoire. Je tente de me rassurer : « ça doit être sa deuxième année ». J’entends Irina lui dire : « C’est pas mal pour un premier cours. Tu as déjà fait de la pole ? » « Non, non. »

Envie de décéder. 

Stop ! On avait dit qu’on arrêtait de se comparer ! 

Cela fait maintenant une demie-heure qu’absolument aucun progrès n’est venu entraver ma liberté d’être nulle. Je suis rouge cramoisie, j’ai les cheveux trempés de transpiration et plaqués sur mon front. La sueur me pique les yeux et ruisselle entre mes seins. Je me demande si le délai de rétractation de l’abonnement annuel est passé. 

Tout ce qu’exécute Irina est exquis, tout ce que j’exécute me pousse à aller poser ma candidature pour le spectacle d’otaries du zoo de Beauval.

Et puis un miracle se produit. J’arrive à effectuer une figure qui consiste à réaliser une sorte de poirier contre la barre, en se tenant sur les coudes et, à partir de là, combiner plusieurs postures. Tellement heureuse d’arriver à quelque chose que je ne quitte pas la position et peaufine mes mouvements. Tête en bas donc. Clairement j’ai peaufiné trop longtemps. Très vite le sang quitte mon visage, mes forces quittent mes bras, mon cerveau s’embrume, je murmure « je suis pas bien », mon corps s’affaisse.

Pas gracieux. 

Je termine l’heure transpirante, congelée et nauséeuse dans un coin de la salle allongée sur un tapis de gym…

Clairement, un grand, grand, grand moment de solitude…

Et même si Robert Louis Stevenson a dit : « L’important c’est le voyage, c’est pas la destination ! » et sauf son respect évidemment, permettez-moi de penser que c’est quand même une phrase d’un type qui était forcément nul en quelque chose et qui voulait se rassurer. Parce que bon, moi, mon but, c’est malgré tout de réussir à réaliser une petite chorégraphie autour de la barre de pole dance avant l’âge du déambulateur. Pour le moment, je ne ferai pas une pute très sexy ! 

Mais la pole c’est avant tout, me semble-t-il, une façon de se ré-approprier son corps. 

Toute jeune femme, pour échapper au harcèlement permanent, que ce soit dans la rue ou sur mon lieu de travail, j’ai commencé par ne plus mettre de talons. Pour ne pas qu’on y voit un signe de ma soumission à la domination masculine. Et accessoirement pour pouvoir courir en cas d’agression. Et puis j’ai arrêté les jupes, le maquillage et tout ce que j’imaginais être un « appel au crime ». Et puis j’ai pris du poids en pensant qu’alors on me laisserait tranquille, que j’arrêterai d’avoir peur dès que je mettrais un pied dehors. Je croyais que c’était parce que j’étais belle qu’on m’emmerdait ! Quelle prétention ! Mais non ! C’est juste parce que j’étais une femme. J’ai cru que vingt-cinq kilos de plus me protègeraient des hommes et de leur regard. Mais le harcèlement n’est ni une question de poids ni une question de beauté. C’est juste une question de genre.

Et quand je l’ai compris il ne me restait plus qu’à me mettre au régime ! 

Alors évidemment la pratique de la pole peut paraître contradictoire avec le discours d’affranchissement féministe. Il n’est pas question de nier le potentiel érotique de la pole dance. Mais ici, il s’agit de se ré-approprier son corps et sa sensualité loin de tout regard masculin. Pour soi. Uniquement pour le plaisir du voyage intérieur. Le plaisir de se ré-approprier ce corps dont je suis sans cesse dépossédée par le regard que porte le patriarcat sur les femmes. Cette féminité qu’il m’est impossible d’exprimer sans prendre le risque de me faire agresser.

Parce que, oui, enfiler des talons me fait prendre de la hauteur. 

Redresser mes épaules et sentir la cambrure de mon dos me procure une délicieuse confiance en moi. 

Me sentir belle en shorty alors que je n’ai pas un corps d’instagrammeuse me rend désirable bien au-delà de mon physique. 

C’est un espace de liberté incroyable. Un truc de femmes, qui font des trucs érotiques entre femmes, juste pour se plaire à elles-mêmes sans jamais avoir l’idée d’inviter qui que ce soit à avoir un rapport sexuel. Des femmes qui s’habillent, se maquillent, dansent et se cambrent pour se plaire à elles-mêmes et non pas à un ou une potentiel·e partenaire… 

Alors ? Voulez-vous Pole-danser avec moi ? Ce soir ?

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